Au-delà de l’innovation

Par Alexandra FRESSE-ELIAZORD
Tribune Libre #54, février 2014

 

« Il faut innover ». Des Trophées de l’innovation au concours mondial « Innovation 2030 » lancé par François Hollande, l’innovation est devenue un impératif, au point que même des produits de terroir s’approprient le concept, pour une publicité étonnante : « l’innovation est une tradition bien ancrée [dans notre entreprise] » !

Aux origines d’un mot

Mais quel est le sens de cette injonction ? Revenons d’abord sur la signification première du mot. Innover revient à « introduire du neuf dans quelque chose qui a un caractère bien établi » nous dit le Trésor de la Langue Française. Empruntée au bas latin « innovatio », que l’on peut traduire par « changement » ou « renouvellement », « l’innovation » est d’abord apparue dans le domaine du droit. L’innovacion, à la fin du 13ème siècle, était la «transformation d’une ancienne obligation par substitution d’un nouveau débiteur à l’ancien » (source : TLF).

On comprend ici qu’innover ne veut pas dire bâtir un monde entièrement neuf mais substituer le nouveau à l’ancien pour le même type d’opération : celui qui innove n’est pas censé sortir du cadre, c’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleures soupes, mais il faut se renouveler pour se distinguer, alors avec d’autres ingrédients, s’il vous plait.

Renouveler sur tous les fronts

L’innovation est un enjeu crucial pour que les entreprises françaises gagnent en compétitivité : c’est bien d’économie qu’il s’agit, de notre économie de marché telle qu’elle fonctionne aujourd’hui. Ou dysfonctionne… C’est pourquoi l’innovation en cours et attendue n’est pas que technologique, elle doit être sociale, managériale, dans les usages et les procédés, et régénérer de l’intérieur le capitalisme du 21ème siècle.

Il faut donc que ce cadre, dont on ne sort pas, soit favorable à l’innovation. Les pouvoirs publics s’y emploient, encourageant, avec l’accompagnement des projets, la mise en relation des talents. Un des premiers facteurs de l’innovation étant la rencontre… associée à une certaine dose de sérendipité.

Une omniprésence suspecte

Jusqu’ici tout va bien : on a un objectif, rendre notre économie plus compétitive (et créatrice d’emplois), mais aussi plus « durable », et l’on s’en donne les moyens. Pourtant, à force d’entendre répétés ces mots, « innovation », « innover », voilà qu’ils apparaissent comme un slogan que tout le monde reprend à son compte : et si tout devient « innovant », plus rien ne l’est vraiment.

Notons que la modernité a fait de l’innovation l’un de ses ressorts bien avant que le mot ne devienne à la mode. C’est le sens même du « progrès », car le progrès a « un sens », suivant une flèche qui file du passé vers un avenir radieux.

Et l’on veut aujourd’hui d’autant plus progresser, avancer, que l’on se trouve les pieds dans la boue, dans une situation globalement et majoritairement jugée inconfortable. Alors « innover » devient synonyme de « s’en sortir ».

Le chant du cygne de l’Occident ?

François Hollande avait fait campagne sur le thème du « changement ». Pour le concours « Innovation 2030 », ce sont les « créateurs, innovateurs, et entrepreneurs » que l’on attend, autour de « sept ambitions stratégiques » prédéfinies.

Et si l’on regardait par l’autre bout de la lorgnette ? Pour être « entrepreneur », il faut avoir un certain goût du risque. Pour être « innovateur », il vaut mieux connaître l’évolution du marché et identifier les besoins émergents. Pour être « créateur », il faut être libre.

Or, nous sommes aujourd’hui d’autant moins libres que nous avons peur. Que nous sommes éduqués à avoir peur depuis notre plus tendre enfance. Et que, plus tard, notre assureur va renchérir sur nos craintes légitimes… et monnayables. Si l’on entend « progrès », on espère celui des sciences et de la médecine ; le progrès social, qui y croit encore quand on voit à quel point les inégalités se creusent, et ce sur toute la planète ?

La peur du déclassement pousse à l’individualisme, qui était pourtant porteur de certaines promesses à l’ère post-moderne théorisée par Gilles Lipovetsky (qu’il rebaptise dans ses derniers ouvrages « hypermodernité »). La société des individus devait leur apporter au moins un certain épanouissement. Aujourd’hui, individualisme signifie repli sur soi, peur de l’autre, et rime avec immobilisme. Rien ne peut « avancer » sur des crispations. L’obsession de l’innovation sonne comme l’appel au secours d’un Occident dont le modèle s’essouffle.

Éduquer pour préparer l’avenir

Et pourtant…« La Modernité », qui a fait naître l’individu et l’a dégagé du poids des traditions, peut connaître son apogée dans la culture de l’innovation que les pouvoirs publics et les acteurs économiques entendent promouvoir. À une seule condition : elle devra apporter un maximum de sécurité et d’ouverture à nos enfants, qui sont les créateurs du monde de demain.

En sécurité, cela signifie « en confiance ». C’est un état d’esprit. Nous devons leur permettre de devenir des personnes à la fois ancrées et à l’écoute du monde, qui seront en mesure de ne pas chercher la réponse à une seule question qui biaise toutes les autres (« comment retrouver la croissance ? ») mais de changer de cadre, de perspective et de poser de nouvelles questions.

Après la Modernité

La période dans laquelle ils grandissent voit l’hypertrophie des Moi scénarisés (à travers les écrans, les réseaux sociaux) arriver à son acmé. Mais d’autres schémas sont à l’œuvre et commencent à irriguer la société. Il ne sera plus seulement question « d’innovation » mais d’un changement radical de logique et de paradigme.

Après la Modernité, il est fort probable, et souhaitable, qu’adviendra une autre ère, dont le nom reste à trouver et dont nous voyons seulement les prémices. Parce que la circulation de l’information, alliée aux avancées des sciences sociales et humaines, favorise l’émergence de « l’intelligence collective ».

L’intelligence collective ? C’est dans le monde animal que cette aptitude a d’abord été identifiée. Est-ce un hasard ? C’est aussi grâce à l’observation du vivant que le biomimétisme alimente les nouvelles technologies… Ainsi, dans un formidable mouvement en spirale, nous voyons déjà s’inventer un nouveau rapport au monde fini dont nous faisons partie.

Alexandra Fresse-Eliazord est Auteure, Consultante en communication éditoriale et prise de parole.