Article de Tribune Libre #57

L’étrange voyage
de Danyel K. Vegan

(Danyel K. Vegan Across Time and Other Dimensions)

 

Danyel K. Vegan déboucha dans un long couloir aux parois métalliques, au bout duquel se trouvait une porte. Il eut le sentiment de toucher au but. Il fit un pas, guettant le moindre bruit, la main sur son blaster. Le rat mutant du niveau du dessous avait bien failli l’avoir. Mais tout resta silencieux. Il commença à marcher, tous les sens aux aguets. Quand il arriva devant la porte, il s’arrêta. La sonde rétinienne s’activa. Le faisceau balaya rapidement son visage puis se fixa sur son œil droit. Danyel pria pour que la greffe ait bien pris. Un voyant s’alluma. La porte s’ouvrit dans un sifflement pneumatique. Il entra dans la salle des commandes. Sans hésiter, il s’installa dans le fauteuil derrière le grand pupitre, coiffa le casque à ondes cérébrales et apostropha mentalement l’ordinateur central.

C’est ainsi que l’Institut Kervégan se lance dans la science-fiction. Plus exactement, faute de s’embarquer pour l’espace, il se propose d’examiner ce que la science-fiction peut apporter à la réflexion sur la société et le monde, aujourd’hui et demain.

Tout d’abord, dès les premiers clics sur Internet, on constate que la science-fiction n’est plus vue seulement comme un (sous-)genre littéraire ou cinématographique. Au contraire, des institutions respectables, des universités, des laboratoires d’idées et même le Centre d’analyse stratégique se penchent désormais sur cette approche.

Sans prétendre à une bibliographie approfondie, on peut relever deux documents qui expriment très clairement des aspects essentiels du sujet.

La science-fiction, miroir des sociétés

La note 311 du Centre d’analyse stratégique1 balaye un siècle et demi d’histoire de la science-fiction, depuis sa naissance avec la révolution industrielle jusqu’à nos jours. La note passe en revue les thèmes successifs qui occupent les auteurs de chaque période, comme les merveilles du progrès (Vingt mille lieues sous les mers) à la fin du XIXe siècle, l’homme aliéné par la machine dans l’entre-deux-guerres (Metropolis) ou l’intelligence artificielle et les réseaux à une époque plus récente (Matrix).

L’œuvre de science-fiction est donc un reflet de la société dans laquelle elle apparaît. Elle met en lumière le rapport de cette société avec la technique mais aussi avec l’autre, souvent représenté en extraterrestre.

La science-fiction, catalyseur de réflexion

L’autre aspect essentiel souligné par le Centre d’analyse stratégique est le rôle de catalyseur de réflexion que peut jouer la science-fiction : partant des progrès scientifiques et techniques de son temps, elle en tire les conséquences, parfois à très long terme (cf. le cycle des robots d’Asimov, commencé dans les années 50). Ce faisant, elle permet d’enrichir la réflexion prospective.

Cet aspect particulier est plus amplement développé dans un article de Yannick Rumpala, chercheur à l’Université de Nice, intitulé Ce que la science-fiction pourrait apporter à la pensée politique2. Ce texte insiste sur le potentiel heuristique de la science-fiction, qui permet de poser des hypothèses audacieuses. L’auteur considère ainsi que la science-fiction permet de construire de vastes champs d’expérience de pensée.

Ce faisant, des futurs fictifs en grand nombre  » s’incarnent  » en objets mentaux manipulables et analysables. Cela éclaire d’un jour nouveau certains sujets complexes, comme la relation entre l’homme et la machine.

L’article conclut en considérant que la science-fiction est une forme d’interrogation sur le changement social, y compris la maîtrise des fonctionnements sociaux et le pouvoir.

Et la science-fiction sans la science ?

Ces deux textes laissent penser que l’approche de la science-fiction est de nature à rendre la réflexion plus féconde.

En vue d’élargir encore le spectre, on peut envisager d’aller au-delà de l’aspect purement scientifique et technique, historiquement central dans la science-fiction. Certaines œuvres ont d’ailleurs déjà pris ce chemin. Ainsi, l’aspect technologique est relativement mineur dans 1984 par rapport au système social écrasant mis en place par  » Big Brother « . De même, dans Le maître du haut château, Philip K. Dick insiste avant tout sur la situation politique, alors que la deuxième guerre mondiale n’a pas eu l’issue que nous connaissons. Plus près de nous, The city and the city de China Miéville raconte une enquête policière dans une sorte de Berlin de guerre froide, où chacun est politiquement et socialement tenu d’ignorer ce qu’il a sous les yeux.

On constate donc qu’il peut exister une science-fiction sans science. On pourrait par exemple formaliser la notion de socio-fiction, où un univers se construirait autour d’un changement social profond, comme la parité absolue entre les sexes ou la disparition des liens familiaux (déjà abordée dans Le meilleur des mondes). Les réflexions tirées de la socio-fiction pourrait probablement être utilement conjuguées à celles de l’histoire pour tenter de cerner les évolutions à venir de nos sociétés.

D’autres domaines pourraient sans doute être construits ainsi. Et si on regardait la science-fiction comme une démarche créative visant à tirer des conséquences à long terme d’un changement majeur dans nos sociétés et leur environnement ?

Danyel K. Vegan s’écroula sans connaissance : ayant détecté la présence d’un élément étranger, l’ordinateur central avait défendu le système en transmettant en masse des informations floues. Cette approche avait été très efficace. Danyel devrait se refaire le cortex à l’astroport le plus proche.

 

Par Martin Holstein

 

1 « La science-fiction, du miroir de nos sociétés à la réflexion prospective », note d’analyse n° 311, Centre d’analyse stratégique, décembre 2012. http://archives.strategie.gouv.fr/content/science-fiction-na-311

2 Rumpala Yannick, « Ce que la science-fiction pourrait apporter à la pensée politique », Raisons politiques 4/ 2010 (n° 40), p. 97-113. URL : www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2010-4-page-97.htm. DOI : 10.3917/rai.040.0097

Dossier SF et Prospective

C’est lors d’un rendez-vous mensuel des adhérents, au cours d’une de ces discussions générées par l’ambiance du Bistrot l’Alchimiste, que Martin Holstein lançait cette idée : réfléchir à plusieurs sur les liens entre la science-fiction et la prospective territoriale. Pourquoi pas ? Le débat était lancé, puisant ses références dans la littérature ou le cinéma pour déboucher sur l’envie d’écrire à plusieurs mains sur ce sujet. Avec une remarque en toile de fond: les imaginaires qui s’expriment en dessinant les contours d’un futur possible sont révélateurs d’un état de la société à un moment donné. Et un projet collectif impliquant les citoyens du territoire : le lancement d’un concours de nouvelles de « socio-fiction » avec d’autres partenaires. Le texte ci-dessus présente les enjeux de ce rapprochement entre fiction et prospective et lance la démarche…