Article Tribune Libre #60 par Thierry Patrice

L’avenir du bel Hubert

Une société de taxi avait entrepris de baser son activité non sur des licences et des centres d’appel mais sur des particuliers et des smartphones comme elle le fait avec succès un peu partout dans le monde. L’administration française vient de la débouter. Au-delà de l’exemple se pose la question de l’adéquation du système français, ce n’est nullement un modèle, à la modernité.

La modernité ne date pas d’aujourd’hui mais ce qui est nouveau est la conjonction de trois phénomènes : chute de la croissance, numérisation, accélération de la démographie, qui aboutissent à la question de la rémunération de tous et par conséquent au format de la société. La société française n’est préparée à aucun de ces aspects et est même construite sur des principes parfaitement antagonistes. La chute de la croissance est durable et sans doute irrémédiable, résultant de trois facteurs liés : réduction des espaces de liberté et donc des possibles, absence d’innovation, dévalorisation de fait du travail physique au profit du numérique et de la robotisation. Absence de croissance donc mais augmentation considérable de la productivité qui mène petit à petit à une destruction d’emploi, sans parler des délocalisations industrielles.

Alors qu’on prône une augmentation de la natalité et qu’on chante les avantages de l’immigration contrainte (l’objectif avoué est de faire baisser les salaires sans se délocaliser) on compte plus de 10% de chômeurs, chiffre qui ne peut qu’augmenter mécaniquement partout dans le monde, quoique de manière asynchrone. Dans le même temps on renâcle à considérer d’autres sources de financement que l’impôt sur le travail alors que celui-ci tend à diminuer, parce que la source de remplacement est à chercher sur les marchés financiers et les spéculateurs, lesquels gouvernent le monde et refusent tout glissement de l’assiette fiscale du travail vers les revenus du commerce ou de la banque.

Le travail maintenu artificiellement

Ce que nous montre la station de taxis est pourtant, qu’inéluctablement le statut de chauffeur disparaitra et même le métier lorsque les voitures seront sans chauffeur. Ils ne seront pas dès lors les seuls à chercher un travail introuvable. Y a-t-il quelque chose de plus facile à numériser que le savoir ? Les professeurs et leurs institutions sont à 70% condamnés au profit des MOOC. Les médecins généralistes ne peuvent-ils pas être
remplacés par des cabines automatisées permettant l’orientation ou le renouvellement d’ordonnances ? On imagine une réduction de trois quart des médecins. Si on commande des livres sur Internet ne peut-on pas y trouver aussi des pilules ? Évidemment si. Les pharmaciens sont donc des dinosaures. Ne peut-on automatiser l’agriculture y compris bio comme on le fait avec l’arroseur programmable ou la tondeuse automatique de la pelouse ? Est-il bien nécessaire de laisser un pilote dans le porte conteneur ou
l’avion ? D’ailleurs à quoi bon le transport aérien si on peut tenir à peu près les mêmes réunions en vidéo n’importe quand et sans se déplacer ? A quoi bon le tourisme d’un hôtel à un autre, tous identiques ? Le journal du matin a-t-il encore un sens au-delà du moteur de recherche ou de l’agence de presse ? Une chaine de montage est-elle bien meilleure qu’une imprimante 3D ? Et cætera… A l’instar des taxis, c’est artificiellement qu’on maintient l’emploi : licences d’exclusivité, labels, diplômes extra nationaux non reconnus ou normes de sécurité imposant n conducteurs, notaires, médecins et bien entendu contrôleurs.

On vante la mondialisation mais celle-ci s’avérera impossible, l’Europe est un modèle du
genre (première économie mais 12 millions de chômeurs), par le simple fait qu’il faudra bien faire vivre tous ceux qui sont déjà nés et qui naissent même de plus en plus. Ayant rendu identique mondialement toute production, par la norme et le robot, toute compétition et tout progrès auront disparu comme la croissance qui s’évapore déjà. Paradoxalement, deux secteurs ne sont pas touchés : les travaux manuels pour lesquels la main connectée au cerveau devenu accessoire, reste indispensable et… le secteur juridique. Pour le premier l’explication va de soi. Pour le second elle est plus tordue. On pourrait penser qu’il n’y a rien de plus facile à automatiser qu’un jugement si on part de l’idée cartésienne qu’il n’y a qu’une vérité. Mais la justice est un art, l’art de juger, c’est-à-dire de demeurer en prise directe avec le pouvoir, en étant son bras armé. Comme il y a un bel avenir aux guerres1, il y a un bel avenir à la loi et donc aux transgressions. Et aux religions qui sont une autre forme de règles.

Vivre sans travailler

Mais au-delà de cette étape, la numérisation absolue sera aussi l’individualisation absolue, ce qui éliminera tout pouvoir collectif. Il importe donc dans une société moderne, les politiques sont bien conscients des évolutions, de faire baisser les salaires, de toujours plus contraindre afin de conserver toujours plus de contrôle sur une situation qui pourtant devient irrémédiablement incontrôlable. Le travail et donc l’impôt sont des grandeurs finies qui ne peuvent croître qu’à la condition d’une valeur ajoutée. Celle-ci est
soit abaissement des coûts de production, mais la productivité se passe désormais des humains, soit innovation mais comment peut-il y en avoir si elle ne sert à rien, hors de tout projet collectif, rendu lui-même impossible du fait du nombre d’individus ?

L’avenir du monde multiple, mondialisé et numérisé passera par le bien vivre puisqu’on sait acceptablement vivre sans travailler2,3. Ce n’est pas l’augmentation du temps de travail qui va rendre heureux ni même l’esclavagisation fantasmée par telle organisation patronale ou tel ministre de l’économie mais au contraire la valorisation des temps non travaillés puisque le travail est en voie d’extinction. La valeur discriminante entre individus ne pourra être la qualité du travail puisqu’il n’y en aura plus mais la qualité de la réflexion, en apparence inutile, poétique ou artistique. Les concours d’entrée dans les universités
devront être basés sur l’originalité et les humanités comme à Princeton4 et non sur le récité de l’annuaire des téléphones dans n’importe quel sens. La mondialisation capitaliste apparait donc n’être qu’une étape vers la recréation ultime d’unités de vie organisées autour du troc et des apéritifs entre amis. Un effet collatéral de ce contexte sera l’abstention aux élections qui risque à court terme de tangenter durablement le 100%.

Thierry Patrice

 

Photo, légende : La chasse au Job par St Hubert patron des chasseurs

1. Le bel avenir de la guerre, Philippe Delmas NRF/ Gallimard, Paris, 1995
2. Le droit à la paresse, Jules Lafargue, éd. La Découverte 2010
3. Éloge de l’oisiveté, Bertand Russel, Reviews of Reviews, 1932
4. http://admission.princeton.edu/whatsdistinctive

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