Article Tribune Libre #58

Je suis Bernard

Par Maurice BERTHAU

 

Suis-je Charlie ? Sûrement mais le jour de la manifestation, j’arborais un badge « Je suis Ahmed » avec la même typographie sur fond noir. L’image de ce jeune policier arabe, abattu comme un chien alors qu’il était en service, est, pour moi, républicain convaincu, plus forte encore que celle des dessinateurs.

Suis-je Charlie ? Je n’ai jamais été antimilitariste, et ce Charlie de l’émotion qui a réuni tant de gens différents, entre les braves gens de la rue et ceux que l’ont retrouve aux guignols de l’info, ça m’a gêné. Oui, pour un rassemblement populaire et spontané, mais retrouver « je suis Charlie » dans les grandes multinationales, cela demande un peu de clarification.

Suis-je Charlie ? Oui, quand il s’agit de défendre la liberté d’expression et surtout le droit au blasphème. Celui-ci a été bien occulté dans ce grand moment de communion nationale où tous les responsables religieux s’embrassaient devant des politiques ébahis.

Mais, on a très vite vu ressortir des formules du type : « La liberté d’expression s’arrête au moment où ça dérange l’autre »… moi, il y a beaucoup de choses qui me dérangent !

Devra-t-on bientôt interdire les opérettes d’Offenbach qui ridiculisent les dieux de l’Olympe au prétexte qu’il y a encore quelques Grecs qui y croient ?

Blasphémer le dieu de notre époque

Non la liberté d’expression est parfaitement définie dans la loi française qui ne condamne pas le blasphème et interdit l’incitation à la haine et la négation de l’histoire.
Alors pour parler de blasphème, qui est selon mon Littré : « Paroles qui outragent la Divinité, la religion. », je vais évoquer celui qui, quand la nouvelle de sa mort a été annoncée dans l’après midi, m’a vraiment fait prendre conscience de toute l’horreur de cet attentat.

Je veux vous parler de Bernard Maris qui aimait à blasphémer le dieu de notre époque, celui dont la religion réunit tous les médias, toutes les grandes écoles : le libéralisme économique.

Bernard Maris a publié en septembre 2014 un superbe essai intitulé  Houellebecq économiste dont je conseille la saine lecture à tous ceux qui ne craignent pas l’excommunication. Dans ce petit livre, Bernard Maris re-balaie l’œuvre de Michel Houellebecq à travers des citations et des références aux grands penseurs de l’économie, Marschall, Schumpeter, Keynes, Fourier, Malthus… montrant comment le pauvre cadre moyen, héros houellebecquien par excellence, souffre et s’angoisse dans cet univers dont la fin est pour lui tout à fait prévisible.
« chaque roman reprenait le refrain des autres : la compétition perverse, la servitude volontaire, la peur, l’envie, le progrès, la solitude, l’obsolescence, etc… » (p.25)
«  Voir comment Houellebecq utilise et détruit la pensée économique n’a pas fini de surprendre » (p.26)
Et tout au long de ce livre, au gré des citations des ouvrages, Bernard Maris s’en donne à cœur joie du blasphémateur heureux qu’il était.

La glu qui freine vos pas

« d’abord, il n’y a jamais, jamais, jamais rien à comprendre et un roman ou un poème est l’anti économique même. Non. De même que lisant Kafka, vous comprenez que votre monde est une prison(…), lisant cet aspect économique de Michel Houellebecq que je vais vous dévoiler, vous saurez – mais ne le savez vous pas au fond? – que la glu qui freine vos pas, vous amollit, vous empêche de bouger et vous rend si triste et si tristement minable, est de nature économique » (p.23)

Alors, oui, je suis Bernard ! Et que vive la pensée libre !