Quelqu’un aurait-il l’obligeance de me dire où on va ?

Paru dans la Tribune Libre #18
décembre 2007

 

C’est vrai çà. On ne me dit rien. Jamais ou alors on fait mine une fois tous les 4 ou 5 ans comme si il pouvait y avoir inconvénient quelconque à ce que je ne glisse pas mon petit bulletin en papier recyclé dans l’urne. Qu’on se le dise je ne suis rien ou alors juste quantité négligeable. Je m’appelle citoyen de base.

Endormi difficilement, une nuit sans lune, le ciel zébré d’éclairs, j’ai croisé au détour d’un cauchemar un gars qui disait s’appeler Emile1 et qui m’a dit,  la barbe dans le vent de la tempête, les yeux roulant derrière ses bésicles tremblotants –« trouves un chef légitime et reconnu, qui énonce un projet que tu feras tien et les moyens suivront »-

Je reste baba comme vous pouvez l’imaginer devant une pensée aussi incongrue en plein sommeil!

Un chef reconnu déjà, ce n’est pas facile à trouver. J’en ai plein des chefs. Toujours les mêmes d’ailleurs. Je les ai connus, petit, et ils étaient déjà chefs. Puis ils ont vieilli comme moi et ils sont toujours chefs et même de plus en plus car comme ils sont très doués et qu’ils n’obtiennent que des succès, ils cumulent tout un tas de fonctions. Un avantage et non des moindres est d’empêcher les jeunes, les femmes et tous les autres incapables de venir changer la belle ordonnance, sans compter le surcroit de travail évité à l’ANPE qui n’a pas à s’arracher les cheveux pour essayer de recaser ces spécialistes incasables. Par modestie, un des plus vieux est choisi de temps à autres pour dire sur un ton de fausset – «non, non c’est trop de fonctions, vous exagérez, j’arrive plus à gérer mes jetons de présence» – .

Et puis comme ils sont parfaits et indispensables à mon bien, mes chefs se sont tous autoamnistiés une ou deux fois pour éviter que je puisse manquer de leur bons conseils. Le chef des chefs s’est, avant de devenir chef des retraités, définitivement vacciné contre les juges pour pouvoir demeurer une sorte de phare dans la nuit de l’histoire. Quel souci du bien public quand même. Surtout qu’ils ne sont pas obligés car en général ils sont nommés avec peu de votants en tous cas largement minoritaires. En revanche mes chefs sont généreux avec ceux qui leur ont montré le plus de dévotion.  Dans certains cas on les appelle même les initiés.

L’avantage du système c’est la discrétion du projet. Par définition il est léger voire transparent (oh le vilain mot) pour ne fâcher personne et donc emporter l’enthousiasme de tous jusqu’au moment de l’élection, c’est-à-dire pendant la campagne et jusqu’à 20h le dimanche du soir de l’élection. Il faut que le projet demeure flou, aux antipodes de la notion de contrat. Autrement, et on le voit bien avec les amateurs, ils disent un truc et ensuite sont obligés de dire qu’ils n’en pensaient pas un traitre mot. Le mieux, tiens, c’est encore l’absence totale de projet. Comme çà on peut en changer selon l’humeur. Flexibilité, la vraie, nous voilà!

Du coup on peut se concentrer sur l’essentiel du projet que représente l’obtention des moyens à travers la collecte des impôts, la réduction des retraites et des allocations chômage, la formation des gendarmes qui, habituellement recrutés parmi les couches les plus défavorisées et les moins éduquées de la population, sont donc redevables et fidèles. Et puis sur l’optimisation de la gestion, à l’américaine qu’on se la fait, big is beautiful comme on dit là-bas. On centralise mais pas démocratiquement. Çà c’était chez les dingues autrefois à l’est. Nous on centralise administrativement pour éviter les réflexions individuelles. Le chef dit au sous-chef

– «Ce serait bien tiens aujourd’hui si on donnait 100 sous aux copains vu que la semaine passée je me suis déjà servi un peu lourd.

– «Ouais bonne idée on va demander leur avis à ceux qui ont reçu le mois dernier et on va faire un vote parmi les exclus de la suppression des régimes spéciaux supprimés.

Le sous-chef opine du chef et répercute in petto

– « Çà roule…

Et de fait, pendant ce temps-là la force publique (encore un drôle de mot) se charge de trouver les sous, c’est-à-dire les moyens et ses représentants s’embusquent déguisés en robocops déjantés (en fait pas assez déjantés) autour des rond points, à l’heure où les travailleurs se rendant au boulot sont bloqués par les embouteillages chroniques. A pied d’œuvre, ils verbalisent à qui mieux-mieux car il y a forcément un truc auquel on n’a pas pensé ou pas vu genre feu rouge dans l’arbre, stop peint en vert, caché sous une affiche ou lignes blanches tellement nombreuses quelles ressemblent à une sorte de graffiti psychédélique (heureusement qu’il n’y a pas deux d à psy machin sinon çà donnerait dde). Accessoirement, du coin du 3eme œil, il faut regarder aussi où on va et je n’en sais rien justement. Là aussi le souci de rendement est louable: pas de risque d’affrontement avec les hordes de jeunes migrants dénigrés dans les quartiers, les adresses sont faciles à trouver, c’est écrit dessus, les gens sont solvables puisqu’ils ont du travail, et ils ne peuvent pas s’enfuir puisque c’est embouteillé. De toute façon à part sur les ronds points ils ne peuvent pas s’arrêter. Presque trop facile, le casque est limite lourd quand il fait chaud mais on va en faire un en tissus pour l’été.

Çà c’est du projet cohérent. En plus le peuple qui est ainsi distrait des programmes télé affligeants malgré la redevance, vit son existence comme une sorte d’aventure: le trajet avec les dangers de la marée chaussée, le boulot avec la pression productiviste pour les actionnaires de Pennsylvanie avachis sans élégance au fond de leur fauteuil, le retour avec la fatigue en plus, la fin de mois toujours plus difficile, le chômage délocalisé au dessus de la tête et la retraite, pour les survivants, toujours plus maigre.

Curieusement dans un coin de mon rêve les pharmacies avaient des allures de bijouteries grâce à  la prise de neuroleptiques devenue obligatoire en raison du principe de précaution. En effet sans çà la productivité augmenterait dans l’enthousiasme et on serait obligés de mettre au chômage les effectifs de la police qui eux sont comme les chefs, incasables. Et puis à force de lire Lucky Luke on pourrait passer au supermarché acheter un peu de goudron et de plumes.

Voilà Emile j’ai tout, le chef, le projet et les moyens. Endormi cauchemardeux, je me réveille euphorique et plein d’énergie ce qui me donne enfin une vraie valeur : je vais être brûlé….

Le lendemain je fis un autre rêve: le vieil homme barbu était là. Il m’entrainait par la main mais j’étais un enfant ressemblant à mon fils. Au bout d’une voie en sens unique et sans issue il s’arrêta devant une grande bâtisse construite sur les ruines du Château de la mémoire. Un grand panneau annonçait Musée de la Liberté et au-dessous Entrée et Billets obligatoires. Je regardais le vieil homme. Il pleurait  doucement.

1 Peut-être Emile Durckheim 1858-1917, père de la Sociologie Française