A mots couverts

«L’idée sans le mot serait une abstraction ; le mot sans l’idée serait un bruit ; leur jonction est leur vie»*

 

Paru dans la Tribune Libre #42 (pdf, 401.73 Ko)
juin 2011

Force est de constater que toute forme de pouvoir tend à éviter que les deux ne se rencontrent. Ce fut le cas de régimes résolument élitistes où ceux qui sont sensés savoir s’approprient une langue savante comme il en était du latin et des pouvoirs «religio-séculaires».

Mais cela se constate également aujourd’hui quand, même dans des pays au niveau d’enseignement général minimal supposé homogène et compatible avec une démocratie responsable, on s’emploie par des techniques de plus en plus sophistiquées, à simplifier l’expression, réduire les nuances, bref empêcher l’éclosion de ce qui fait la subtilité de l’esprit, sa diversité critique et le maniement de nuances raisonnées.

On assiste à une « débandade dans la blablasphère »**, à une production massive de mots de consommation vite usés et « jetables » qui durent le temps de quelques saisons et agrémentent de leur brutale simplicité les artifices de syntaxes mal maitrisées et d’un vocabulaire misérable ou galvaudé. On confond trop souvent, dans le meilleur des cas, recherche patiente du sens et logorrhée de débats artificiels, quand il n’est pas plus simplement question de les occulter par le nuage de fumée de mirages matérialistes ou de représentations fantasmées. Il devient fort délicat de trouver les mots pertinents, ceux qui donnent à penser tout en maintenant des portes ouvertes. Ceci est rendu d’autant plus difficile que nous assistons, par delà cet affadissement du logos, à une dérive vers l’insignifiance que n’a fait qu’amplifier le développement des médias électroniques. En volant cette richesse aux plus démunis et aux plus faibles, des âmes manipulatrices ne cherchent t’elles pas à gommer toutes les aspérités de la réalité ou même la nier et éviter toute remise en cause ? Or, ainsi que le rappelait Albert Camus, «mal nommer les choses c’est ajouter au malheur du monde».

Chacun semble ainsi contraint d’exprimer le besoin de ressembler à tout le monde pour ne déplaire à personne. Si l’on cherche à se distinguer d’une manière ou d’une autre, notamment chez les plus jeunes, une marque de chaussures ou de déodorant quelconque s’empressera de récupérer les idées naissantes pour vendre ses produits en masse.

Faut-il alors laisser tomber les mots, « si dangereux » (selon Kafka) qu’ils mettent en péril leurs auteurs ? Assurément non car, ainsi que le rappelle l’adage « qui ne dit mot consent », nos silences ou petites lâchetés peuvent un jour ou l’autre nous rattraper. Il est encore temps de ne pas avoir peur des mots et l’Institut Kervégan nous y invite.

* Victor Hugo in Extrait de Post-Scriptum de ma vie
** Yves Prigent, Ed.Calligrammes