Retour sur la conférence l'intelligence articielle au coeur des entreprises

Faut-il avoir peur du numérique?

C’est avec cette phrase introductive que François-Xavier Marquis, le 15 mars 2018, a entamé une conférence sur l’intelligence artificielle à l’Insula Café sur invitation de l’Institut Kervégan.  

En s’appuyant sur son livre « Pensée ou Intelligence Artificielle » paru aux éditions L’harmattan, l’auteur nous propose de reconsidérer l’intelligence artificielle, non plus comme un phénomène révolutionnaire, immédiat et brutal, mais plutôt comme une évolution systémique de nos sociétés. Il s’agit d’une « fracture technologique à vitesse lente » dont les prémisses ont commencé en 1918. Tout ce qui apparaît aujourd’hui est connu depuis longtemps. François-Xavier Marquis démontre avec talent que l’individu dans nos sociétés est rarement capable de détecter les signaux faibles : « On  ne sait pas repérer ce qui est différent et ce qui fera la règle demain ». Dès lors, notre perception nous fait croire que tout cela est soudain, comme une vague qui nous aurait pris par surprise.

Pour ajouter au trouble généré par le numérique et les algorithmes, les mots utilisés dans ce milieu sont nouveaux. L’intelligence artificielle est à la mode et est illustrée par un langage dont le sens n’est pas tout à fait stabilisé : « On crée des mots et nous courons derrière le sens ».

Les ruptures provoquées par le digital

Au-delà de l’engouement sociétal, l’auteur évoque les ruptures provoquées par le digital. Elles impactent des éléments fondamentaux de nos sociétés : le temps, l’espace et la taille. On peut être physiquement à un endroit et mentalement à un autre. Le temps se remplit de nouveaux compagnons numériques, rétrécissant les distances. Tout est à portée de main, tout le temps, avec des objets démocratisés que sont les téléphones portables. La perception du monde a changé.

Pour comprendre ces ruptures de liens et d’activités, il faut s’intéresser à un phénomène nouveau : la « data ». « La numérisation est ce moment où l’on va prendre un élément physique, quelque chose de réel, et on va le transformer en données ». Les informations que nous échangeons produisent de la donnée, et parfois à notre insu. Ces volumes de données ne seraient rien sans la dimension inédite des capacités de calcul des machines. Elles déplacent la donnée dans l’innovation. Elles produisent une information utilisée dans des applications foisonnantes et nouvelles : le médical, la ville, la maison… Ces informations sont ensuite recyclées dans des applications qui font évoluer nos vies dans ce nouvel univers : on nous propose de déposer les courses de notre voisine, d’être chauffeur pendant notre trajet pour d’autres covoiturés, de trouver un emploi sur un site de petites annonces… Ces « nouveaux » services sont souvent issus de pratiques existantes remises au goût du jour. Elles provoquent de nouvelles intermédiations, des circuits courts. Avec le numérique, nous pouvons être plus proche de celui qui a la solution pour notre besoin, sans intermédiaire. La donnée fait évoluer nos usages et nos comportements.

L’entreprise, fabrique du changement

Mais rendons-nous sur le territoire où se fabriquent ces changements : l’entreprise. Nous allons nous rendre compte que ces technologies sont bien plus impactantes pour le monde du travail.

L’intelligence artificielle change les positionnements des acteurs d’un marché. Là aussi, elle amène des circuits courts, sans intermédiaires. Elle génère une nouvelle économie avec de nouveaux entrants : Uber, Facebook, Blablacar… qui sont toutes des entreprises leaders… mais jeunes. S’appuyant sur la technologie, ces organisations ont pu voir le jour grâce à une nouvelle économie basée sur « le culte de l’endettement ». Certaines d’entre elles ont un modèle économique centré sur la dette : elles s’intéressent moins au profit qu’à leur capacité à séduire des investisseurs.

Faire preuve d’agilité

Avec cette nouvelle économie, la croissance des entreprises est « en marches d’escalier » : elles doivent conjuguer la prévision au réflexe, la planification à l’action à court-terme. Elles deviennent réactives à leur environnement, en tentant d’être agiles. Pour y parvenir en maintenant leur cohésion interne, elles se voient contraintes de donner du sens à leurs collaborateurs et un certain ordre, déstabilisé par la réaction au marché. Le management est en réinvention avec le rôle des managers de proximité qui prendra de l’ampleur d’après François-Xavier Marquis.

Gagner des parts de marché rappelle un enjeu connu et contradictoire : il faut maîtriser ses coûts (abaissement du seuil de rentabilité) mais en produisant de la qualité pour le plus grand nombre. Cette tension paradoxale s’accélère et constitue une nouvelle donne où se joue un équilibre précaire et permanent entre le certain et l’incertain. L’incertitude génère un espace de nouvelles situations nécessitant de nouvelles décisions, et donc porteur de nouveaux risques. L’agilité consiste à s’y mouvoir. C’est pourquoi les organisations sont confrontées au défi de « replacer l’humain au cœur de l’entreprise ». Rien n’est moins facile.

Rééquilibrer les écarts de connaissance

L’appropriation de la connaissance dans le champ professionnel est disparate, hétérogène. Les usages sont variables, tout comme leur efficacité : qui utilise son smartphone comme son voisin ? Personne. Les technologies accélèrent les écarts entre les individus. Elles en isolent certains. Elles déplacent également la confiance. On aurait tendance à croire davantage la machine que ses propres collègues : « Monsieur, je l’ai vu sur Google » devient un argument imparable, rendant le savoir spécifique fragile face à l’expertise de la masse, d’internet. Donc, non seulement les usages du numérique sont différents d’une personne à l’autre mais les comportements qui en sont issus, également. La complexité qui en résulte dépasse l’adaptation simple de méthodes de management actuelles.

La réponse traditionnelle des DRH, directions des ressources humaines, est de combler ces écarts par la formation. Il s’agit d’une piste évidente et pourtant elle ne se suffit pas à elle-même, pas en l’état des pratiques des professionnels de la formation. Donner du temps et du savoir formaté à des salariés est limitatif. La fréquence d’apparition de nouvelles connaissances, conjugué au volume exponentiel d’informations disponibles sur le net, font que sans accompagnement des apprentissages par l’entreprise, la formation traditionnelle est vouée à l’impasse. L’avant-garde de cette approche incombe aux DRH.

Faire évoluer la formation

La formation doit évoluer car ses certitudes sur la compétence sont obsolètes. Nous devons passer d’un modèle de la compétence à celui des potentiels. Le potentiel est la promesse de la capacité des personnes à interagir, à s’adapter et à innover. Le changement dans l’entreprise devient permanent et usuel, et la nouveauté peine à se distinguer tant elle devient banale. Et donc, la formation ne peut plus se contenter d’être une finalité. Elle doit opérer sa mue pour devenir un moyen. Il ne suffit pas d’être formé dans une organisation, il faut pouvoir utiliser la formation comme moyen de compréhension, d’adaptation, d’accès à la connaissance… comme un moyen de gagner du temps. Aujourd’hui, pour chaque professionnel, l’enjeu est de disposer des fondamentaux utiles au métier et d’être au courant des nouveautés.

A ces conditions, l’entreprise devient apprenante. D’ailleurs, il s’agit là d’une réalité concrète pour un nombre croissant de sociétés. La capitalisation des connaissances et son partage se généralisent. Il s’agit d’un ingrédient indispensable pour que la transversalité nécessaire à l’utilisation des apports de l’intelligence artificielle se concrétise par des constructions communes à plusieurs services, à plusieurs expertises. Ce mouvement de partage doit être encouragé.

De nouvelles formes de cultures au travail

Au-delà des méthodes et outils de formation, de nouvelles formes de cultures au travail s’imposent avec l’intelligence artificielle. « Copier n’est plus tricher et ce n’est que très rarement voler ». L’exemple de la Chine prouve que l’innovation passe par la comparaison, l’inspiration. « Inventer est une perte de temps si l’activité créative n’est pas cumulative avec ce qui existe déjà ». Interviennent alors de nouvelles valeurs telles que le droit à l’erreur, encore trop naissantes en France. Pour les formateurs, accompagner cette nouvelle culture peut se faire si l’on adopte « la pédagogie du désordre ». Celle qui s’affranchit des normes d’apprentissage conventionnelles (ce que l’on doit apprendre lorsque l’on est à tel ou tel endroit de la hiérarchie) et qui accepte le « culte de l’erreur » en formation. Si c’est en se trompant que l’on apprend, alors comprendre passe par le droit à l’erreur pour le formateur et pour les apprenants. S’appliquer ces principes de transformation consécutifs à l’intelligence artificielle et l’utiliser en entreprise est le défi à relever par le monde de la formation professionnelle.

François-Xavier Marquis avait débuté son propos en indiquant : « je ne suis pas un orateur mais un militant ». On comprendra que la pensée qu’il diffuse aujourd’hui avec son livre est un plébiscite pour l’Humain face à la machine : il replace le potentiel des femmes et des hommes au cœur des entreprises, en harmonie avec la technologie et l’intelligence artificielle, à condition que les collaborateurs soient accompagnés et formés pour accomplir leurs missions.

Par Sacha Gajcanin

 

La conférence en images

Conférence François Xavier Marquis

Photos : Stéphane Bis