Prix Nobel de la Paix 2012

paru dans la Tribune Libre #49 (PDF, 1.42 Mo)
Mars 2013

Auteur : Anne PLAUD

L’Europe, une évidence à redécouvrir

 « Nous ne coalisons pas des États, nous coalisons des hommes ». Jean Monnet n’avait de cesse de répéter et diffuser ce message autour de lui. Il insistait en permanence sur les échanges entre les hommes, évoquant au passage son histoire personnelle. Il n’a que 18 ans lorsqu’il part travailler dans une filiale de l’entreprise familiale à l’étranger, son père lui dit alors : « N’emporte pas de livres. Personne ne peut réfléchir pour toi. Regarde par la fenêtre, parle aux gens … »

Aujourd’hui, avec le Prix Nobel de la Paix et le 50ème anniversaire du Traité de l’Elysée, nous mettons l’Europe et les Européens à l’honneur.

Le Prix Nobel de la Paix vient d’être remis à l’Union européenne le 10 décembre 2012 à Oslo lors d’une cérémonie qui n’a pas permis l’indifférence. Une vingtaine de chefs d’État et de gouvernement ont assisté à ce moment de solennité et de reconnaissance à la fois. Les trois principales institutions européennes étaient représentées par Herman Van Rompuy, président du Conseil européen, José Manuel Barroso, président de la Commission européenne et Martin Schulz, président du Parlement européen.

En attribuant cette distinction à l’Union européenne le 12 octobre 2012, le comité Nobel norvégien a tenu à souligner la contribution de plusieurs générations d’Européens qui se sont mobilisés et engagés, parfois au prix de leur liberté et de leur vie, pour promouvoir la paix et la réconciliation, la démocratie et les droits de l’homme en Europe.

Ces hommes, visionnaires, pionniers, acteurs de la compréhension entre les peuples européens, s’appellent Aristide Briand, Jean Monnet, Robert Schuman, Charles de Gaulle, Konrad Adenauer, Joseph Bech, Alcide De Gasperi, Paul-Henri Spaak, Helmut Schmidt, Jacques Delors…

Un accueil mitigé

Pourtant la décision du comité Nobel norvégien a été accueillie de façon contradictoire : elle a pu surprendre parfois, émouvoir aussi, susciter des réactions vives. Parce que le contexte européen, économique, politique, social, connaît des difficultés préoccupantes. Mais ces difficultés ne devraient-elles pas, telles un électrochoc, redonner la conscience du libre arbitre, faire renaître la capacité à inventer, créer, innover, redonner le goût de l’Europe, pour que vive l’Europe, dans un espace de paix, de tolérance, de liberté ?

Notre vision individuelle et notre vision collective de l’Europe ne se rejoignent pas toujours. Cependant, si notre vision est celle d’une Europe solide et solidaire, elle doit trouver appui, du bas vers le haut, sur les citoyens et sur les institutions, sur la diversité des cultures et sur les modes et outils de gouvernance.

De nombreux discours vont dans ce sens : « Notre avenir, c’est l’Europe ». « La clé pour répondre à nos difficultés, c’est l’Europe ». Encore faut-il aller à la rencontre des Européens pour les écouter, les sensibiliser, les réconcilier, faire de chacun d’entre eux un ambassadeur de l’idée européenne ! Au plan local, plusieurs structures s’y emploient avec engagement et passion. La Maison de l’Europe occupe l’espace métropolitain et départemental pour rassembler les acteurs européens et apporter un éclairage sur les institutions. Le Centre Culturel Européen, pour sa part, a pour vocation de présenter l’Europe des hommes et des cultures. Nantes en Europe et l’Europe à Nantes, c’est bien là une réalité au quotidien sur notre territoire !

Un projet basé sur la confiance

La crise que l’Europe traverse aujourd’hui est sans nul doute complexe, mais elle n’est pas la première dans l’histoire de l’Europe. Ce que d’autres ont réussi avant nous, nous devons le réussir à notre tour. L’une des pierres fondamentales et fondatrices de la construction européenne a été posée avec le Traité de l’Élysée portant sur les accords de coopération franco-allemande et signé le 22 janvier 1963 par Konrad Adenauer et Charles de Gaulle.

Lorsque le Général Charles de Gaulle se déplace à Ludwigsburg le 9 septembre 1962, après avoir parcouru l’Allemagne pendant 6 jours, il sent, il sait qu’il accomplit une mission de réconciliation, qu’il porte un message prometteur de paix et d’avenir basé nécessairement sur la confiance. Il s’adresse à la jeunesse, et lui rend un vibrant hommage en s’adressant à elle dans sa langue. Les applaudissements fusent. Les blessures de la Seconde Guerre mondiale sont encore à vif, la Shoah a fait de nombreuses victimes. L’avenir repose entre les mains des jeunes de France et d’Allemagne qu’il réussit à conquérir par sa vision concrète et pleine d’espérance. Il encourage les déplacements des jeunes, l’apprentissage de la langue de l’autre, les échanges, la découverte interculturelle qui fait si souvent osciller entre euphorie et angoisse. Clairvoyant, Charles de Gaulle s’intéresse aux instruments de communication : les progrès technologiques à venir doivent favoriser, mais ne doivent en aucun cas empêcher les rencontres des citoyens, afin de créer des liens solides, d’apprendre à se connaître et à s’apprécier, et de construire ensemble un projet. Ce projet s’appelle Europe.

Dans ce contexte, l’Office Franco-Allemand pour la Jeunesse joue un rôle déterminant. Ce sont en effet plus de 8 millions de jeunes français et allemands qui ont pu bénéficier du soutien de l’OFAJ pour donner de la vie et du sens à la coopération franco-allemande comme à la construction de l’Europe, en communiquant largement leur curiosité et leur enthousiasme aux autres jeunes européens.

Les jumelages entre les communes françaises et allemandes ont vu le jour dès les années 50, portés par l’esprit de réconciliation et de tolérance, portés par l’audace des fondateurs de part et d’autre. L’audace était bien nécessaire aux hommes pour transformer le ressentiment en confiance, pour croire en l’Europe qui avait été déchirée pendant des siècles entre ceux que l’on appelait « les ennemis héréditaires ». Carl Zuckmayer déclarait : «  War es gestern unsere Pflicht, Feinde zu sein, ist es heute unser Recht, Brüder zu werden »(*).

Plus proche de nous, Marcellin Verbe, résistant déporté à Buchenwald Dora, fondateur du jumelage signé en 1964 entre Saint Sébastien sur Loire et Glinde, répétait : « Tant qu’il y aura des hommes qui se lèveront et qui crieront : faites reculer la haine et la violence ! Il y aura de l’espoir pour l’humanité ! »

Ne pas céder au relâchement

Il existe aujourd’hui plus de 2000 jumelages franco-allemands qui représentent plus de 4000 communes sur l’ensemble de la France et de l’Allemagne.

L’année 2003 a été placée sous le signe de la coopération franco-allemande à l’occasion de la célébration du 40ème anniversaire du Traité de l’Elysée par les deux gouvernements. Dans ce contexte le Centre Culturel Franco-Allemand de Nantes a rassemblé les jumelages du Département de Loire Atlantique, en présence des partenaires allemands, avec la collaboration du Conseil Général de Loire Atlantique et le soutien de la Ville de Nantes. L’état des lieux a mis en évidence une quarantaine de jumelages de communes, pour la plupart officialisés au lendemain de la dernière guerre mondiale dans l’élan du mouvement des jumelages de réconciliation. Les citoyens engagés dans la coopération franco-allemande ont exprimé, dans les ateliers de la rencontre de 2003, leur préoccupation constante pour impliquer la jeune génération, et leurs efforts pour ne pas céder au relâchement.

Souvent encore le citoyen non sensibilisé aux relations franco-allemandes s’interroge et nous interroge sur le sens et l’opportunité des jumelages. Nous retiendrons au moins cinq fondamentaux :

Solidarité : les jumelages ont tout leur sens dans une période de crise qui nécessite tant de tolérance, de solidarité, de générosité et de vigilance envers les plus démunis.

Compréhension et rapprochement des citoyens : les jumelages sont opportuns parce qu’ils représentent la seule sphère où les citoyens peuvent se rencontrer en familles, se découvrir, s’apprécier, apprendre à vivre et à travailler ensemble. Sur le plan anthropologique, le jumelage est un laboratoire où l’on expérimente le plaisir. Parce qu’il y a tous les rituels de l’hospitalité, le plaisir de recevoir et d’être reçu, en même temps que la peur de l’inconnu, cette balance entre appréhension et crainte d’un côté, fascination et euphorie de l’autre ! Sans négliger les effets induits des liens qui se nouent entre les français eux-mêmes, ou les allemands eux-mêmes.

Mobilité : les jumelages offrent une forme de mobilité aux jeunes, au delà des dispositifs européens qui sont à leur disposition.

Réconciliation et paix : les jumelages ont trouvé leur origine dans la réconciliation franco-allemande. Un modèle exemplaire que des chercheurs français, allemands, grecs et turcs observent en s’intéressant à 40 jumelages gréco-turcs récents qui visent au rapprochement des citoyens, de la société civile, peut-être pour indiquer la voie aux dirigeants.

Amitié : le jumelage franco-allemand né de la réconciliation cherche aujourd’hui un nouveau souffle, un nouveau fondement. Le jumelage bilatéral qui s’ouvre aujourd’hui à un tiers favorise l’intégration des entrants ou des plus démunis. Il laisse toute la place à l’imagination, à la créativité, à l’originalité. Alors soyons des citoyens européens imaginatifs, créatifs et originaux.

Autant d’arguments qui confirment la nécessité de l’engagement conjoint des collectivités, c’est-à-dire des politiques, et de la société civile, c’est-à-dire des citoyens pour développer les jumelages.

Une responsabilité Franco-Allemande

L’amitié ne va pas de soi. Elle est par nature généreuse, mais fragile, exigeante pour être également fructueuse et pérenne. Elle nécessite d’être entretenue et la flamme maintenue allumée. Cette condition est indispensable pour la construction de l’avenir. Parce que l’amitié franco-allemande représente la base pour l’union et l’harmonie en Europe et pour la liberté dans le monde. La France et l’Allemagne portent une responsabilité considérable : il ne s’agit pas de décider pour les autres pays membres de l’Union européenne, mais s’ils le veulent, d’indiquer la voie et de les entraîner. L’amitié et l’union permettront de développer notre optimisme et notre espérance, de dominer les épreuves, de réussir les défis majeurs, et ils sont nombreux : chômage, fragilité de la zone euro, précarité, scepticisme, égoïsme …

« Notre chance pour nous, citoyennes et citoyens de l’Union européenne, c’est d’être unis », déclaraient les chefs d’État et de gouvernement à l’occasion du 50ème anniversaire du Traité de Rome.

Le Prix Nobel et le 50ème anniversaire du Traité de l’Élysée ne sont pas une fin en soi, au contraire, un encouragement pour le futur. Ils célèbrent l’Europe et les bâtisseurs de l’Europe. Ils rendent hommage aux citoyens, ceux qui, exemplaires par leur engagement, réconcilient les hommes avec eux-mêmes et entre eux-mêmes, mais aussi les hommes avec les institutions, l’Europe d’en haut. Ces hommes grâce à qui  nous portons un regard plus confiant et amical sur l’Europe. Notre Europe : une histoire, un espace, un destin commun, un projet politique ambitieux, un défi pour l’avenir, pour la jeunesse de France et d’Allemagne, un défi pour la jeunesse tout entière, dans le respect des identités et des cultures.

* Carl Zuckmayer : « si nous étions hier des ennemis par devoir, c’est aujourd’hui notre droit de fraterniser ».